Le faucon afghan
Olivier Weber
Olivier Weber a pu passer quatre semaines en Afghanistan: un mois dans ce fief délirant et attachant, un mois dans le pays de l'absurde.
Olivier Weber est un des meilleurs écrivains-voyageurs français. Il est un des rares journalistes européens depuis quatre ans à avoir passé un mois complet en Afghanistan, et à avoir pu sortir de Kaboul. Son expérience de la région, ses liens avec des chefs de tribu, des talibans, des marchands d'armes, des policiers, ont permis ce voyage. Il pratique l'ethnologie "participante": quand il entre dans un groupe, il adopte en tout point la façon d'être de ceux qui le composent.Dans les villes et villages où il a vécu, les personnages clef, les mollahs, les ministres l'ont reçu et se sont entretenus avec lui. Le pays est dirigé vers l'édification du Bien. Les miliciens cravachent dans les rues ceux qui ne vont pas prier à l'heure dite dans les mosquées; les voleurs ont une ou deux mains coupées, en public; les adultères et l'homosexualité sont punis de lapidation: on place les coupables sous un camion-benne rempli de blocs de pierre; la possession d'un lecteur de cassettes est punie de deux paires de gifles, dans le meilleur des cas; le dépassement du couvre-feu mérite une bastonnade... Il est aussi entraîné vers l'édification du Mal: les combines, les trafics, la culture du pavot, les négoces de l'opium, le marché noir des médicaments sont les méthodes les plus courantes grâce auxquelles les talibans vivent sur le peuple.Parallèlement à la vie contemporaine en Afghanistan, des scènes du passé éclairent le présent. Les batailles avec les Anglais, le séjour de Lawrence d'Arabie, les chasses au faucon, les visites aux bouddhas... permettent d'appréhender l'esprit et l'âme de ce peuple. Voilà des siècles que leur histoire se construit autour de leur caractère propre : orgueil et hospitalité, courage invincible et esprit de vengeance.
À peine nommé gouverneur en 1992, Hafiz, élu démocratiquement, s'empresse de prendre des mesures énergiques comme le prélèvement de l'impôt. Il intervient dans une affaire de mœurs entre des Pachtouns et des nomades Kuchis après qu'un jeune prétendant eut tiré une rafale de kalachnikov au-dessus de la tente d'une belle errante, provoquant la colère du père de la victime qui demanda non pas une rançon, chose fréquente pour solder les comptes, mais carrément la jeune sœur du tireur. Cette méthode du tireur solitaire se situe à l'opposé, remarquons-le au passage, d'une vieille tradition marocaine, qui veut que ce soit une femme à la recherche d'un époux qui dépose un couteau neuf sur le pas de sa porte, à en croire A.R. de Lens, auteur en 1925 des remarquables "Pratiques des harems marocains".Inutile de dire que l'affaire s'avère extrêmement compliquée pour le jeune gouverneur qui décide, sincèrement embêté, de se déplacer avec une caravane de conseillers et de "qazis", les juges islamiques, sur les hauts plateaux de sa contrée, à deux mille sept cents mètres d'altitude, le froid n'améliorant pas les intentions d'équité, puis dans les villages pachtouns, où les vieux babas, les ancêtres, s'avouent sacrément tourmentés par l'affaire. Donner une de nos filles, une vierge, à un nomade peu ragoûtant? Mais vous n'y pensez pas, monsieur le gouverneur! On aurait encore préféré que tout cela se solde par les armes. C'est exactement ce qu'a dû penser le tireur d'élite, responsable de toutes ces avanies, puisqu'il chercha la provocation et abattit une chèvre devant la maison du gouverneur. Mais, puisqu'il avait été élu de la plus démocratique des manières, celui-ci préféra poursuivre la palabre. Hafiz Bazgar convoqua Sher Khan, un grand chef nomade dont le nom signifie "Tigre-Roi", que le narrateur avait rencontré dans les maquis et qui devint le responsable des camps de combattants arabes dans les montagnes de Khost, ceux-là même qui furent bombardés par les avions américains en août 1998.Hafiz:? Résous le problème, tu commences à nous secouer les oreilles!Tigre-Roi: ? Je suis désolé, je vais tenter d'arranger ça, ce n'est qu'une question de jours, et tu sais combien le temps est précieux dans ce pays où l'eau coule des torrents depuis les ancêtres de nos ancêtres et où tombent les neiges depuis que Dieu nous a donné cette terre et...Hafiz, guère impressionné par son interlocuteur, même s'il porte le nom de la panthère de Kipling, dans "Le Livre de la Jungle": ? Ta gueule! Tu gardes ta neige et tes torrents, et tu m'arranges tout ça sur-le-champ ou sinon nous allons en découdre! Que tes hommes prennent garde à leurs oreilles! Et maintenant, fous le camp!Et le grand Tigre-Roi, craignant la vendetta, la vengeance des farouches partisans de Hafiz, l'éternelle guérilla des montagnes, a foutu le camp. Il n'a pas arrangé l'affaire et celle-ci, à force de palabres, de circonvolutions, de cérémonies, a duré huit ans. On proposa encore de l'argent au père de la fille convoitée qui continua de refuser, non, non, je veux la sœur de ce petit abruti, ce morveux puceau qui tire au-dessus des tentes et qui n'a jamais vu une femme dévoilée de sa vie. L'affaire finit par trouver un épilogue doublement heureux si on peut dire, dans la mesure où il n'y eut pas de mort: 1) le vieux père nomade épousa la jeune sœur du tireur; 2) ce dernier épousa la fille convoitée.