J'étais la fille de François Mitterrand
Elsa Flageul
Louise a dix ans lorsqu'elle assiste avec sa mère à la cérémonie de transfert des cendres de Jean Monnet au Panthéon. C'est là qu'elle aperçoit pour la première fois en chair et en os le président de la République, dont la silhouette sombre, coiffée d'un feutre noir devenu légendaire, la bouleverse instantanément. Un sentiment irrévocable de familiarité s'impose à elle. Elle le sait, elle le sent : François Mitterrand ne peut être que son propre père. Louise s'empresse alors de révéler son secret à sa meilleure amie. Mais en réalité, Louise, dite Loulou, ne voit son véritable père que par intermittence depuis que ce dernier a quitté le foyer familial pour une autre femme. Maladroit, distant, empêtré dans sa culpabilité, il peine à exprimer à sa fille l'amour qu'il lui porte. Bien malgré elle, la petite Loulou va le pousser à briser la glace. Un premier roman parfaitement maîtrisé et très attachant d'une jeune auteure pleine de promesses. Grâce à la fraîcheur d'une langue qui semble avoir fait peau neuve rien que pour elle, Elsa Flageul parvient avec grand talent à s'immiscer dans les pensées d'une enfant à l'imagination débordante. Son écriture est d'un naturel aussi désarmant que séduisant. Sa maturité nous surprend tout autant. Et son optimisme nous réjouit, puisque dans ce très émouvant récit la tendresse l'emporte sur l'amertume.
Je suis la fille de François Mitterrand.
J'ai dix ans. Je m'appelle Louise, mais tout le monde m'appelle Loulou. Je suis la fille du président de la République, François Mitterrand.
La première fois que je l'ai vu.
Un jour miraculeux.
C'était un mercredi, un jour sans école, sans lever triste dans le Paris encore noir et endormi, sans radio grésillante dans la salle de bains, bref un jour ensoleillé et a priori merveilleux.
Nous nous levons tôt ma mère et moi pour aller au Panthéon, c'est très important répète ma mère sans cesse, c'est un jour important, et je suis tout excitée par cette importance qui ne veut rien dire, je ne sais même pas de quoi nous parlons mais je suis contente, c'est un jour important à ce qu'on dit.
Les cendres de Jean Monnet. C'est ça qu'on dépose au Panthéon. Ma mère a eu des places. J'ignore comment. Nous sommes aux premières loges, ma main sérieusement vissée dans celle de ma mère, j'observe, je me sens bien dans cette agitation qui n'est pas de mon âge, moi Loulou, mais qu'est-ce que je fais là, au milieu des photographes et des badauds, il y en a partout, qui veulent voir. Mais voir quoi ?
La musique retentit, solennelle et militaire, tout le monde se tait, il se passe quelque chose, il flotte dans l'air quelque chose de sacré, on se croirait dans une cathédrale.
Il arrive. Le voilà, c'est lui, quelques murmures impressionnés viennent troubler le silence religieux.
Il porte un grand manteau noir. Il est proche, si proche, je peux distinguer son nez, ses yeux, sa bouche.
François Mitterrand.
J'en ai le souffle coupé.
Cette présence sombre, mystérieuse et austère me touche, moi, Loulou, en plein cœur.
Je devrais m'ennuyer, bayer aux corneilles, mépriser cette silhouette informe qui me vole mon mercredi, mais non. Au contraire, mes yeux sont happés par la silhouette, ils plongent en elle avec une avidité toute nouvelle, avec une nécessité presque vitale. Soudainement, il me semble inenvisageable de vivre sans cette présence, d'évoluer ailleurs que sous ce regard sérieux, autoritaire, droit. Mais pas seulement. Je perçois dans cet homme un peu frêle, un peu pâle, une humanité immense, une intelligence incroyable, je perçois tout cela et je suis bouleversée. Je suis devant la statue du commandeur, je n'ose plus bouger, plus respirer de peur que tout cela s'évanouisse dans la foule, que la réalité ne revienne occuper cette place, cette rue, la charger de voitures et de trivialité. Comment tout cela peut exister quand il surgit des moments comme celui-ci, suspendus, aériens, magiques ?
Les yeux ronds comme des soucoupes, je le suis du regard sans perdre une miette de sa progression, il s'avance vers un pupitre rempli de micros quand une pensée, soudain, vient troubler le spectacle.
Je veux qu'il me prenne dans ses bras.
L'envie est soudaine, impétueuse et totalement irraisonnée, mais c'est ce que je veux là tout de suite, maintenant, je voudrais être dans les bras de Mitterrand, la tête lovée sur sa poitrine et que cela ne finisse jamais.
Ce n'est pas un caprice. C'est une nécessité.
Le sang me monte à la tête, mes joues s'embrasent, sa voix se met à résonner dans le ciel de Paris. Et soudainement, comme une éclaircie inespérée, je comprends tout.
Je suis sa fille.