Je vous promets de revenir
Dominique Missika
Enfermé dans les prisons de Vichy, accusé d'être à l'origine de la défaite, Léon Blum réussit le tour de force de retourner l'opinion publique en sa faveur et de reconstruire le Parti socialiste en ruines. Le secret de sa victoire : une femme, Jeanne Reichenbach.
Septembre 1940. Léon Blum est arrêté sur ordre de Pétain. Motif : c'est " l'esprit de jouissance " du Front populaire qui a fait sombrer le pays dans la décadence tandis que l'Allemagne régénérée par Hitler produisait canons et chars d'assaut. Léon Blum se savait menacé ; il aurait pu fuir le pays comme ses amis le pressaient de le faire, mais il a choisi de rester. Il veut cette arrestation, parce qu'il veut un procès public pour se laver devant le pays tout entier des accusations lancées contre lui. De septembre 1940 à février 1942, Blum est traîné de prison en prison, et, autour de lui, on commence à craindre pour sa vie. Pourtant, le vieux leader résiste, lutte, se bat ; même enfermé, il réussit à rendre vie à son parti détruit et discrédité. Finalement, le procès se tient à Riom, et c'est un coup de théâtre : en quelques semaines, à force d'éloquence, d'énergie, d'humour, Léon Blum parvient à gagner à sa cause jusqu'à ses geôliers, qui se mettent au garde-à-vous quand il passe. C'est plus qu'en peuvent supporter les Allemands : ils donnent l'ordre d'interrompre le procès. Bientôt, ce sera la déportation à Buchenwald, dans l'étonnant et surréaliste pavillon de chasse de Himmler, réservé aux " hôtes de marque ".
Pour expliquer la vitalité et de cet homme de soixante-dix ans, on évoque l'optimisme, l'humanisme... Mais cela ne suffit pas ; Léon Blum a un secret : une femme qu'il aime et qui l'aime.
Avant guerre, Jeanne Reichenbach et Léon Blum étaient des amis distants, mariés chacun de leur côté. En 1940, aux heures sombres de la débâcle, tout change. Blum est veuf, isolé, vilipendé... Jeanne Reichenbach prend sa décision ; elle quitte son mari et vole au secours de l'homme qu'elle a toujours aimé en secret. Qui la découvre, et tombe amoureux. C'est grâce à elle - tous ses proches en conviennent - qu'il surmonte les obstacles, les affronts, les coups bas, et c'est grâce à elle qu'à Buchenwald, où elle l'a suivi, il survit encore.
Discrète jusqu'au seuil de la mort, Jeanne Reichenbach a détruit avant de se suicider, en 1982, une partie des lettres que Léon Blum lui avait adressées. Dominique Missika a retrouvé ce qui en restait. Elles révèlent, jour après jour, de prison en prison, une histoire d'amour peu banale entre deux êtres exceptionnels de force et d'intelligence.
Le mercredi 11 novembre 1942, jour de l'invasion de la zone libre par les troupes allemandes, Léon Blum écrit à Jeanne, surnommée Janot.
" Que te dire ? Cette journée si lourde, cette journée sans toi, est insupportable. Je ne puis pas croire que la Cour maintienne la consigne du secret. Enfin, de toute façon, je te verrai demain matin à 9 heures ½. Je suis resté dans le jardin après votre départ. Seul d'abord. Puis j'ai vu arriver Mme Gamelin : j'ai couru vers la maison pour avertir son mari ... mais je suis seul depuis plus d'une heure. La plus grande partie s'est passée à couper tout menu les carottes et un peu de viande pour le repas de ma compagne (Charlotte, sa chatte) qui est en train de le dévorer.
Interrompu par Daladier qui venait me faire passer des nouvelles " casquées " que transmet le poste. Pétain a reçu une seconde fois Von R. après déjeuner et il y a conseil des ministres à 5 heures En attendant les colonnes allemandes d'autos et de camions se succèdent sur la route. J'en ai vu défiler une pendant que j'étais avec Guy. C'était la première fois que ce spectacle m'était offert.
Janot, mon amour, t'écrire m'apaise. J'aurais dû le faire plus tôt. J'avais la tête vide, à la grille. J'ai bien réfléchi ou du moins j'ai réfléchi depuis que je suis rentré tout en émincissant mes carottes. Décidément, ma réponse est oui... mais j'ai un certain nombre de craintes, et il faudrait avoir quelques recommandations. Je le ferai demain matin.
Ce que je te dis tout de suite, c'est que je t'admire. J'admire ta vaillance, ta fermeté et ce calme que tu imposes à tout un tumulte intérieur qui ne m'échappe pas, ma bien aimée. J'admire ton être. J'admire ton amour. Et quand je pense dans quel état d'épuisement nerveux, le surmenage corporel, l'insomnie chronique, ces coups de théâtre t'ont surprise....Janot, mon amour, pourvu que tu ne payes pas tout cela... Nous voilà un peu comme au jour de L'Armurier, ce jour inoubliable. Mais ce jour là, nous courions bien plus grand risque d'être séparés.
La petite Charlotte vient de s'installer, sais-tu où ? A l'intérieur de ma robe de chambre, entre la robe et le tricot. Je me sens mieux. Dès que j'ai le sentiment de ta présence, je me sens mieux. Note que je l'ai perdu depuis ce matin non certes. Mais j'étais... vacant, comme on l'est, ou comme je le suis dans l'attente.
Une idée que j'énonçais tout à l'heure à la grille a été, elle aussi, bienfaisante pour moi : quand on a souhaité un événement avec une telle ardeur, le moins qu'on doive faire est d'en envisager tranquillement les conséquences. Nous nous sommes toujours dit en examinant les incidences probables : mais alors la zone libre sera occupée ? Eh bien tant pis, ou même tant mieux, quels que doivent être les contrecoups sur un certain nombre de conditions personnelles. N'entends par là que je sois dans une position passive ou fataliste... Non, non, bien loin de là. Le soleil se couche dans un beau ciel. La lumière est déjà crépusculaire. Je me retourne vers le miroir. Il est 4h3/4. La nuit viendra vite. Je m'installe pour lire, ma bien-aimée, comme je le fais le soir quand tu es partie.