Le dernier certif
Michel Jeury
En cette année 1962, la guerre d'Algérie s'achève dans les pleurs. De Gaulle réclame une élection présidentielle au scrutin universel et un monde nouveau s'ouvre où le certif ne peut survivre... À cinquante ans, l'institutrice Emma Béranger retrouve le village de Saint-André, lieu de souvenirs familiaux douloureux, et s'apprête à inaugurer une nouvelle année scolaire. Belle femme sensuelle et lucide, elle essaie d'affronter son âge et son veuvage avec sérénité mais voit le temps des possibles filer entre ses doigts... Même son métier est là pour le lui rappeler : cette année sera la dernière du certificat d'études. Un examen si précieux autrefois et si dévalorisé désormais qu'elle n'y présentera qu'une seule élève. Autre signe des changements qui s'opèrent en ces débuts d'années 1960, Paul Chabert, un " pied noir " riche et mystérieux, s'installe à Saint-André, bouleversant le village de par son passé et ses différences. Dès leur première rencontre, Emma pressent qu'avec ce bel homme tourmenté, elle pourrait bien réapprendre à aimer. Chez Michel Jeury, c'est toujours l'entrelacs étroit du réel historique, des désirs et des destins qui nourrit la verve romanesque d'une tendresse et d'un charme si particuliers. Comme dans les deux épisodes précédents, nous retrouvons cette justesse affectueuse et ironique avec laquelle il entraîne ses personnages dans un drame que seules leur rigueur et leur bonté permettent de surmonter. La Suzon Granier précéda Paul Chabert dans le couloir. Une épaisse bouffée d'obscurité entra derrière le visiteur. Le temps était couvert. À cinq heures de l'après-midi, la nuit tombait déjà. Paul Chabert serrait dans sa forte poigne un bouquet opulent, roses et œillets mêlés, de toutes les couleurs. On lisait sans entraves les pensées de la Suzon sur sa longue figure : " Crénom, que ça doit coûter bonbon, à cette époque de l'année, un bouquet comme ça ! Ah non, ça ne se fait pas chez nous, qu'un parent d'élève apporte des fleurs à la dame... " Et puis, après réflexion, son regard se radoucit : " Bah, on vous excuse puisque vous n'êtes pas du pays. C'est sans doute des coutumes d'Algérie. " Chabert esquissa une inclination du front : Mes hommages, Madame. Emma prit le bouquet. Elle fut sur le point de s'en débarrasser dans les bras de la Suzon. " Mes hommages, non, il se fiche de moi ! " Elle choisit de bouder son plaisir. Elle aurait apprécié une entrée plus discrète. Toute la commune saurait bientôt que le pied-noir avait offert une gerbe de roses à la maîtresse d'école. Elle ne pourrait plus passer la moindre peccadille à ses enfants, sous peine d'entendre les parents crier d'une seule voix à l'injustice et au favoritisme. Croyait-il éblouir par sa richesse la pauvre institutrice de campagne, plus très jeune ? Et dans quel but secret ? Bonjour, monsieur. Elle appuya sur "monsieur' aussi fort qu'elle put sans dépasser les bornes de la politesse. Mais pourquoi toutes ces fleurs ? Il répondit sur un ton gêné, maniant le bouquet avec une gaucherie presque comique. - Je les ai achetées à Marseille, à un jeune homme de mon pays, qui vient de s'installer sur le port, dans une cahute. À Oran, il avait un magasin deux fois grand comme votre salle de classe... enfin, je veux dire deux fois plus grand ! Emma rit de son embarras. La Suzon esquissa une sorte de révérence, avant de filer vers la porte à petits pas, en dandinant son maigre derrière. La Suzon, une révérence, on aura tout vu ! Paul Chabert resta figé et silencieux au milieu du couloir. Emma s'intima l'ordre d'être loyale avec lui. " Ce n'est pas parce qu'il est le premier homme depuis quinze ans à t'offrir des fleurs que tu vas lui faire la tête ! " Elle tendit enfin les mains pour prendre le bouquet. Elle le posa sur la commode du couloir, elle n'avait pas de vase en service, les dernières fleurs des champs étaient mortes et desséchées depuis longtemps. La vérité c'était que l'homme était beau, les fleurs étaient belles, l'attention était belle aussi et, comme une vieille gamine, elle avait envie de pleurer. Elle lui prit sa canadienne fourrée pour l'accrocher au portemanteau du couloir, mais ses mains tremblaient, elle lâcha le vêtement et le rattrapa de justesse. Blouson en daim, chemise de velours beige, assortie, il était toujours vêtu chic et cher. Cravate à rayures, bien nouée, pantalon rouille au pli impeccable, qui tombait exactement sur ses souliers en box noir, sans une tache de boue. Elle lui en voulait aussi de sa tenue. Elle s'en voulait à elle-même de n'avoir plus trente ans. Mais il ne devait pas s'en apercevoir. Jamais.