L'eau des fleurs
Jean-Marie Gourio
Dans les premières pages du livre, on découvre Louise dans le cimetière d'un de ces villages aux murs aveugles qui bordent les nationales et dont on se demande toujours qui peut bien y vivre.
Pour consoler sa mère qui enterre son époux, Louise a eu l'idée saugrenue de placer dans le cercueil un téléphone cellulaire pour laisser des messages au défunt. La veuve n'est pas fanatique de ces conversations post mortem mais personne ne résiste aux initiatives de Louise.Louise s'active inlassablement avec une énergie accablante. Louise lutte contre tout ce qui étouffe la vie. Instinctivement, elle croit au pouvoir des mots pour soulager la douleur des enfants qu'on lui confie et pour chasser l'ennui des adultes qu'elle fait boire. Elle n'a jamais supporté le silence et quand les routiers décident de faire grève et cessent d'ébranler les murs de son bistrot en passant devant sa porte, elle considère ce mouvement revendicatif comme une insulte personnelle.Dans ce décor incongru et cette situation à la fois banale et extravagante, Jean-Marie Gourio met en scène, autour de Louise, une galerie de personnages étonnants : Blanche, sa mère, La Puce, son ami, son amant, son client préféré dont le père s'enchaînait aux arbres pour ne pas céder à la soif, Alf, le gars des Télécoms qui chante le jazz quand il a dépassé sa dose, Antoine, qui ne se pardonne pas d'abandonner chaque soir sa si gentille femme pour aller boire, Jacky, l'ancien facteur, José, l'adolescent sauvage...Et les dames du café d'en face, les ennemies de toujours, dont on se rappelle dans le village comment la plus âgée avait été chercher le cadavre de son mari, abattu par les miliciens pendant la guerre, comment elle l'avait ramené dans une brouette, l'avait assis à une table de son café et lui avait versé un dernier verre de rouge avant d'aller l'enterrer au cimetière.Les routiers, enfin, amis ou ennemis, qui font germer dans les cervelles des sédentaires des rêves déraisonnables de voyage et d'amour...
Il avait plu la nuit précédente, l'eau avait lavé l'air et les tombes, vidé le ciel, gorgé la terre. Les marbres brillaient comme neufs. Les fleurs penchaient dans les vases. C'était un minuscule cimetière. Pour finir ici, dans ce trou pas tellement gros foré dans le bout de la vie, fallait viser.La vieille dame se tenait juste au bord de la fosse, soutenue pas sa fille Louise, solide bonne femme aux quarante-cinq printemps, venteux et rayonnants.Derrière elles, en tas, venaient la Puce, le petit José, le grand Alf, Antoine et tous les autres clients du café la Renaissance. Louise se pencha sur sa mère.- C'est le moment.- Maintenant déjà ?- Vas-y maintenant.Blanche ouvrit son petit sac noir, sortit l'objet et composa le numéro du défunt sur son portable tout neuf..., tiiiiiiiiit.... tiiiiiiiiit.... tiiiiiiiiit.... Ça sonnait au fond du cercueil.... tiiiiiiiiit.... et ça remontait tout vivant jusqu'aux oreilles parce que juste avant qu'on vissât le couvercle la fille avait glissé le portable jumeau dans la poche du mort.Louise se tourna en direction de ses clients, souriante et tellement fière de son idée.- Ça marche ! cria-t-elle et, emportée comme toujours par ces terribles avalanches de phrases qui la faisaient redouter de tous, elle continua, c'est pas de ces saloperies françaises qu'on trouve maintenant et qui marchent deux jours, c'est allemand ! mais en France on est des cons, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise on a que des mains gauches !C'était une paire de portables qu'elle avait achetés le mois passé et le destin avait voulu qu'ils devinssent les premiers portables par-delà la mort comme le pensait à cet instant, dans le petit groupe des invités, Alf, l'employé de chez Télécoms. Il donna un coup de coude à son voisin. C'était une victoire de la technique, et la technique, c'était sa partie.Louise se calma. Reprit la pose face à la tombe. Puis de nouveau pour sa mère Blanche.- T'entends quoi mémé ?- Ça dit quelque chose, répondit Blanche tout en presant le téléphone contre son oreille, stupéfaite.- Allez dis-nous on attend !- Chuuuuuut !La vieille dame se concentra... ça dit... votre correspondant ne peut être joint, il est en voyage, nous transmettons votre message à une messagerie vocale...ça dit qu'il est en voyage, murmura la grand-mère avec une voix pleine d'émotion.Louise se tourna vers l'assistance.- Ça dit qu'il est en voyage ! cria-t-elle, je l'avais dit que ça marcherait, je l'avais dit ! personne me croit jamais et ben voilà le résultat !